Entretien avec Douze Déluge
Crédit : @liaxxondatrax
À l’occasion de la sortie de Looneys & Strain Archive, son nouveau projet aussi brut que personnel, Douze Déluge nous a accordé un long entretien. L’occasion de revenir sur la genèse du projet, ses collaborations marquantes, la place centrale de la direction artistique, et les thématiques fortes qui traversent l’EP — entre trahison, résilience et quête d’indépendance. Rencontre avec une rappeuse entière, à la plume incisive, qui affirme aujourd’hui plus que jamais sa vision et sa voix.
Hello Douze, comment tu te sens à quelques jours de la sortie de ton nouveau projet ?
Franchement, j’ai hâte. Ça fait presque un an que je suis dessus, que je le mûris dans tous les sens : la DA, la cover, les sons… Je dis souvent que j’ai l’impression d’être enceinte et que je vais enfin accoucher ! Ce projet, je l’ai vraiment porté longtemps, en bossant tous les détails, en écoutant aussi les retours de mon entourage et du public. J’estime que c’est un projet un peu différent de ce que j’ai sorti auparavant. Il y a des éléments que j’ai amélioré, d’autres que j’ai changé. Ça a été un vrai travail qui m’a permis de m’approcher au plus près de là où je veux aller. J’ai juste trop hâte que les gens l’écoutent et me disent ce qu’ils en pensent.
“ Ce projet, je l’ai vraiment porté longtemps, en bossant tous les détails, en écoutant aussi les retours de mon entourage et du public ”
Le titre du projet, Looneys & Strain Archive, intrigue. Tu peux nous en dire plus ?
Oui, c’est un titre qui m’est venu assez tard dans le process. Looneys, ça fait référence à ces gens un peu goofy, maladroits, voire lourds parfois, des “personnages” qui ont traversé ma vie ces derniers mois. Strain, c’est plus la tension, le seum, l’accumulation de choses un peu lourdes émotionnellement. Et Archive, parce que c’est un recueil de tout ça : des sons, des émotions, des gens, des moments. Il y a aussi plein de références à la pop culture sur la cover — des clins d’œil aux Looney Tunes, à Kirby… C’est des petits personnages qui me suivent au quotidien, ça fait partie de mon imaginaire. C’est doux en apparence, mais quand t’écoutes le projet, tu captes vite que c’est plus dur, plus tranchant. J’aime bien ce contraste.
Ce projet sonne plus personnel, mais garde ton côté radical. Qu’est-ce que tu as voulu affirmer ici ?
Ce n’était pas calculé, mais je pense que j’ai juste dit ce que j’avais à dire, au fur et à mesure que ça sortait. J’ai été inspirée par DJ Smokey pour le côté sound design, les prods plus épurées avec des tags, une vibe très US. J’ai vraiment voulu simplifier certains trucs, mais tout en gardant une cohérence. Et ouais, c’est hyper personnel, parfois même un peu trop, mais je voulais le donner comme ça au public. On m’a déjà dit qu’on ne comprenait pas toujours ce que je disais dans mes anciens sons, donc j’ai bossé ma diction, la clarté du message, le mix aussi. Je voulais que ça tape, mais que ça soit lisible.
Ta manière de rapper est tranchante, froide, ultra précise. C’est un truc que tu bosses consciemment ?
Pas vraiment, c’est assez instinctif. Quand j’écris, je veux que ce soit clair, que les mots soient bien choisis, que ça dise quelque chose. J’aime jouer avec la langue, je veux que ce soit percutant. La froideur, c’est moi dans la vie aussi, donc forcément, ça transpire dans ma musique. Le vrai gros taf, ça a été sur ma voix. J’ai mis du temps à trouver la bonne tonalité, les bonnes façons de poser. Là-dessus, je suis fière du projet. Et puis je ne joue aucun rôle. C’est juste moi. Et ouais, toutes les meufs ne sont pas obligées d’être douces ou mielleuses.
Tes placements sont hyper millimétrés, presque chorégraphiés. Tu écris avant la prod ou c’est l’instru qui te guide ?
Ça dépend des sons. Il y a des sons qui ne sont pas écrits. Il y a des sons qui sont posés en impro, mais c'est plus rare. En général, c’est la prod qui vient en premier. Elle me donne une vibe, un tempo, une ambiance, et après j’écris. J’écris beaucoup, longtemps. Je fais vraiment gaffe à comment je place les mots. Il y a quelques sons qui sont nés d’impros, mais c’est rare. Et je suis un peu à l’ancienne sur ça : je veux que ce soit précis, millimétré. Pour moi, dans le rap, le placement, c’est la base.
Et côté prod, tu t’entoures comment ? Tu gardes un noyau ou tu t’ouvres aux rencontres ?
Les deux. Il y a un noyau dur, clairement. Karma, par exemple, c’est mon ingé son et mon beatmaker depuis le début. Quand il bosse, je suis souvent à côté, j’interviens, je propose. Et puis pour la mixtape, j’ai aussi bossé avec Anybxdy, avec qui ça a matché direct. Sur le projet, tu retrouves aussi Bricksy & 3G (pour le feat avec Teklam), Hyzer, ASHESSWAV, Nasty, TRVP POLLO, Faro… Il y a un vrai mélange, mais j’ai toujours mon mot à dire, même si je laisse chacun amener sa patte et ses propositions.
“ Franchement, au début, je ne pensais pas partir sur un projet aussi long. Mais j’avais trop de choses à dire, trop d’inspis qui arrivaient. Et je voulais aussi offrir plus au public ”
C’est ton projet le plus long jusqu’ici. C’était une volonté ou c’est venu naturellement ?
Franchement, au début, je ne pensais pas partir sur un projet aussi long. Mais j’avais trop de choses à dire, trop d’inspis qui arrivaient. Et je voulais aussi offrir plus au public. À un moment, je me suis dit : “Vas-y, on continue, ça fera une vraie mixtape.” Et au final, douze morceaux. Même le chiffre, c’est venu tout seul. Avant, je me sentais plus à l’aise sur des formats courts. Là, je me sentais prête.
Tu bosses beaucoup l’image aussi : la cover, les clips… Comment tu fais cohabiter tout ça ?
Ça fait partie de moi. J’ai grandi dans le milieu artistique, donc l’image, c’est aussi important que le son. Je bosse avec Lilia pour les photos et Topaz pour les clips, et on se comprend direct. La cover, je l’avais en tête avant même qu’on la shoote. Je voulais un truc mignon en apparence, un peu blanc/pastel, qui tranche avec la noirceur du son. J’aime cette dualité. Et plus ça va, plus ma DA me ressemble.
Tu collabores avec TRVP POLLO sur Donnie Darko et Teklam sur Bipolar. Qu’est-ce que t’as voulu raconter ?
Donnie Darko, on l’a fait à Berlin y’a un an. TRVP POLLO, c’est un des premiers à m’avoir soutenue, à croire en moi. C’était naturel de le mettre sur le projet. On l’a même performé au Grünt Festival, et vu les retours du public, j’ai fini par me dire qu’il fallait le sortir.
Teklam, c’est une des meilleures rencontres de cette année. On a des goûts similaires, une vraie alchimie. Bipolar, c’est un jeu sur la dualité, homme/femme, douceur/violence. Je voulais qu’on ressente qu’on est deux facettes d’un truc unique, pas de différence mais de la complémentarité. Je suis trop fière de ces deux feats. Et j’aime mettre en lumière des artistes que je trouve ultra cohérents.
Tes textes naviguent entre introspection et confrontation. Comment tu écris ? À quoi ressemble une session studio pour toi ?
Je fonctionne beaucoup à l’humeur. C’est Karma qui m’a tout appris au début : la précision, les techniques. Maintenant, j’écris un peu partout, souvent le soir. Des fois, c’est un flow qui me donne une phrase, et je brode autour. J’ai besoin d’avoir quelque chose à dire. Mes textes viennent de ce que je vis, des gens qui m’entourent — en bien ou en mal. Pour l’instant, c’est ma seule vraie source d’inspi.
Deux thèmes forts traversent l’EP : la trahison et la résilience. Pourquoi ces thèmes-là aujourd’hui ?
Parce que je les ai vécus de plein fouet récemment. La trahison, ça a été très présent autour de moi, donc je ne pouvais pas faire comme si de rien n’était. Et en même temps, je ne voulais pas juste cracher ma haine. Je voulais aussi montrer la force qu’on tire de ces situations, la résilience. C’est pour ça que dans un clip, j’ai montré mon vrai entourage — ces gens qui sont là, discrets mais constants. C’était une façon de leur rendre hommage aussi.
“ Mes textes viennent de ce que je vis, des gens qui m’entourent — en bien ou en mal. Pour l’instant, c’est ma seule vraie source d’inspi ”
S’il y avait un ou deux morceaux à mettre en avant, ce serait lesquels ?
Je dirais Stuck in BX, parce que c’est très représentatif d’un moment où avec mon équipe, on avait l’impression que Bruxelles nous étouffait un peu, qu’on tournait en rond. Et le feat avec Teklam, parce que c’est un son que j’aurais aimé écouter en tant qu’auditrice, et que je suis fière de ce qu’on a fait. C’est des morceaux qui me ressemblent et qui marquent des étapes.
Et maintenant que le projet est sorti, tu veux le défendre comment ? Clips, concerts, autres formats ?
Il y a un deuxième clip prévu avec Topaz, on hésite encore sur le morceau. Côté concerts, rien de prévu pour l’instant. Par contre je suis programmée au Grünt Festival en octobre et ça c’est cool ! J’attends aussi de voir comment le projet est reçu. J’ai déjà eu des retours d’artistes, et c’est nouveau pour moi. Je veux prendre le temps, bien porter ce projet. Et sûrement qu’il va faire naître d’autres idées, d’autres feats. Je me laisse la surprise.
Un dernier mot ?
Ce que je kiffe dans ce projet, c’est la dualité : tu peux me voir avec des peluches et après m’écouter rapper des trucs ultra incisifs. J’essaie de sortir des clichés qu’on plaque sur les meufs dans le rap. Je veux qu’on m’écoute pour ce que je fais, pas pour ce que je suis censée représenter. Je ne suis pas une chanteuse, je suis une rappeuse. Et ce projet, c’est celui dont je suis le plus fière. Il m’a pris du temps, mais j’ai enfin l’impression de montrer qui je suis, vraiment.
Merci à toi Douze pour ta confiance, ta transparence et le temps que tu nous as accordé. Looneys & Strain Archive est un projet fort, à ton image : brut, précis, sans concessions — mais toujours traversé par une humanité vibrante. On te souhaite qu’il trouve l’écho qu’il mérite, auprès de celles et ceux qui sauront l’écouter vraiment. Et on a hâte de te retrouver en octobre au Grünt Festival pour voir tout ça prendre vie, en vrai.
Propos recueillis et retranscrits par Carollsuzan et Hugo